La Creuse : le bonheur est dans le bled

Le grand vide © Lara Bullens

Selon l’ONU, plus de deux tiers de l’humanité vivra en ville en 2050. Une tendance démographique qui commence déjà à se faire sentir en France par la dévitalisation du centre de ses 15 000 communes. Parmi les départements de France, la Creuse est celui qui subit le plus fort dépeuplement. Impuissante, elle observe jour après jour sa jeunesse s’envoler vers d’autres horizons. Mais tout espoir n’est pas vain, il existe encore des jeunes creusois qui contribuent au développement de leur région et qui tentent malgré la tendance de repeupler leur territoire.

Installée à Pontarion, une petite commune située au nord de la Creuse, Delphine Pluvinage habite avec sa mère et son fils de quatre ans dans un singulier atelier d’artiste. Une ancienne boulangerie, qui accueille aujourd’hui broderies, couture, bijoux et objets insolites. Delphine est brodeuse. Anne, sa mère, crée des bijoux, coud et travaille le bois. Passionnée par les objets de récupération, elle les transforme et leur donne une seconde vie. « Avant de s’installer ici, ma mère était encadreuse pour la maison Lesage ». Une occasion pour Delphine d’avoir un premier contact avec le monde de la broderie. Depuis, la Parisienne vit sa vie à vitesse grand V. « J’ai toujours fait les choses de manière spontanée. J’ai 22 ans, une maison, un enfant et un métier qui me plaît ».

Pourtant, son parcours était loin d’être tracé à l’avance. « Ma mère et moi avions besoin d’espace pour stocker nos affaires et il nous fallait un logement parce que notre immeuble parisien a été vendu par la mairie », poursuit-elle. Les deux femmes décident alors de retirer leur épargne et de s’installer ailleurs. « On a trouvé ce logement à 10 000 euros sur Le Boncoin. Il tient davantage d’un hangar que d’une maison mais on habite ici et c’est super », raconte Delphine. La tendance de la région étant au dépeuplement, le cas de Delphine est un parfait contre-exemple. Mais malgré sa bonne humeur, ce n’est pas par choix que la jeune femme a décidé d’emménager deux ans plus tôt. « Cela a été un vrai hasard. La Creuse, c’était avant tout pour l’aspect financier. Mais cela a été un véritable coup de cœur et on n’a jamais regretté notre choix ». Se considérant maintenant Creusoise à part entière, l’ancienne parisienne avait pourtant connaissance de l’image que renvoie souvent sa région. « Pour moi, le cliché de la Creuse, c’était les vaches et les prés. C’était vraiment le trou paumé de la France ». Un avis qui a bien changé avec le temps. « Je m’en veux d’avoir pensé ça. Aujourd’hui, je dirai que c’est le plus bel endroit de France ». Si la jeune femme a décidé de s’installer dans la Creuse, c’est aussi pour élever son enfant hors du bitume parisien. « Il aime beaucoup la nature. Il est très créatif pour son âge, je pense qu’il peut davantage s’épanouir ici, dans une classe de 10 élèves au lieu d’être noyé dans une de 30 ».

Sur son travail, Delphine prône le made in France et estime disposer aujourd’hui d’une visibilité suffisante pour vivre de son travail. « C’est grâce aux réseaux sociaux que j’ai pu faire mes premières ventes sur internet», précise-t-elle à propos de ses 80 000 abonnés sur Instagram. La brodeuse se fait rapidement contacter par une association qui participe au rendez-vous annuel du MIF (Salon des produits Made in France à Paris, ndlr), ce qui lui permet d’avoir son propre stand et de dévoiler ses dernières créations. « C’était une expérience géniale. J’ai beaucoup vendu et je repars cette année », s’extasie Delphine. Une réussite pour la jeune femme, au prix malgré tout de quelques sacrifices. « Ma mère et moi avons passé l’année de notre installation à faire des travaux. Nous n’avons donc pas encore d’amis. J’étais encore un peu seule l’année dernière mais je suis de nature solitaire, j’arrive parfois à me suffire » poursuit-t-elle.

La France périphérique

Avec 120 365 habitants en 2015 (les derniers chiffres de l’Insee datent de 2015, ndlr), la Creuse subit une des plus fortes érosions démographiques de France. N’étant pas compensé par l’arrivée de nouveaux habitants, son solde naturel est négatif. Toutefois, il y a davantage de personnes qui viennent s’installer dans la Creuse que d’habitants qui la quittent. « Le solde migratoire est positif. C’est donc un territoire attractif. Par contre la population est vieillissante, cela n’encourage pas l’investissement et provoque ainsi le dépeuplement », explique Vanessa Girard – urbaniste spécialisée dans la question démographique -, à propos des 67% de retraités qui constituent les ménages creusois. Une situation d’enclavement que constate tristement Michel Vergnier, maire socialiste de Guérêt (chef-lieu de la Creuse, ndlr). « Naturellement, le développement économique ne vient pas vers la Creuse. La libéralisation du commerce en Europe a provoqué la fermeture d’importantes entreprises dans la région. L’activité professionnelle n’étant plus là, les jeunes partent ».


S’il existe bel et bien une France périphérique, elle est avant tout sociale.

Malgré les efforts politiques, la difficulté démographique se fait ressentir au fil des années et la population de la région ne cesse de diminuer. L’économie creusoise est également en déclin depuis des décennies, l’Insee enregistrant en 2015 le plus faible PIB par habitant de France avec moins de 20 000 euros annuels par ménage. Un isolement progressif et un sentiment d’autarcie que l’on retrouve dans presque tous les domaines de l’économie creusoise, à l’image de l’usine GM&S (fabricant de pièces automobiles, ndlr) de nouveau bloquée cette année. Et malgré toutes ces jeunes initiatives citoyennes, la Creuse s’est inscrite tour à tour dans la « diagonale du vide » quand la France parlait d’aménagement du territoire. Une tendance à la désertification, donc, qui ne présage rien de bon pour les campagnes dans les années à venir. De quoi se demander s’il existe une véritable France périphérique.

« Oui et non » répond Vanessa Girard. Selon elle, même si « les villes sont à priori de plus en plus peuplées », le modèle démographique français est, depuis les années 70, plus nuancé que la spéculation décrite par le rapport des Nations unies selon laquelle plus des ⅔ de l’humanité vivra en ville en 2050. « Les gens s’installent dans les périphéries plutôt que dans les grandes villes pour répondre en priorité à la question du logement », poursuit-elle. Selon l’urbaniste, « ce n’est pas la classe sociale et l’opposition entre riches et pauvres mais la typologie familiale qui définit d’abord la répartition du territoire ». Une typologie familiale à laquelle a adhéré Delphine par son choix d’élever son enfant hors de la ville « C’est généralement au moment d’avoir des enfants qu’un couple décide de s’installer dans une maison en périphérie du centre-ville », explique Vanessa Girard.

C’est un avis que ne partage pas dans son intégralité Christophe Guilluy, auteur de La France Périphérique, ouvrage dans lequel il traite de la question des classes populaires et de leur signification géographique et sociale. Selon lui, s’il existe bel et bien une France périphérique, elle est avant tout sociale. « Elle ne relève d’aucun déterminisme géographique, écrit-il. Il s’agit d’abord de la répartition dans l’espace des catégories populaires et modestes, des ouvriers, employés, paysans, travailleurs ou chômeurs jeunes ou retraités issus de ces catégories ». Elle est selon lui « tout autant urbaine que rurale, peu importe le territoire ».

Les solutions sérieuses restent difficiles à trouver. Isolée au centre du territoire national, la Creuse semble dépendre des politiques agricoles et industrielles du pays, se sentant, à l’image du maire de Guéret, abandonnée par les choix gouvernementaux depuis des décennies. Qu’elle soit urbaine ou rurale, la Creuse ne parvient pas encore à tirer avantage de son territoire. Une difficulté majeure mais qui n’est pas une fatalité pour autant, selon Christophe Guilluy. « Un territoire en soi n’existe pas. Ce qui existe ce sont les populations qui y vivent. Dans ce sens, la Creuse est un département représentatif de la France périphérique ».

Attrape-moi si tu peux

S’il subsiste encore des jeunes qui s’installent en Creuse, tous n’ont pas le profil de Delphine. Parmi eux, on trouve Mathieu Couturier, un jeune agriculteur de 34 ans qui a repris la ferme de son père. Dans son camping-car de Lussat, une petite commune située à l’est du département, Mathieu s’allume une cigarette. Avant de dérouler les dix dernières années de sa vie. Installé depuis 2005 dans la ferme de la Nouzière, à l’est de la commune, et profitant du départ à la retraite de son père pour convertir sa ferme, il remplace ainsi les vaches par des poules. Sensibilisé au bio, il élève aujourd’hui quelque 5000 volailles qu’il commercialise par la suite en vente directe. A priori, le producteur n’est pas à plaindre : sa ferme s’étend à perte de vue sur 78 hectares, et offre un joli point de vue sur l’étang des Landes. Mais le gouvernement promet 1,1 milliard d’euros sur cinq ans pour l’agriculture biologique et Mathieu ne cherche pas à dissimuler sa méfiance envers l’action gouvernementale en matière de politiques agricoles. «On fait beaucoup de folklore au niveau du bio. L’ancien ministre Stéphane le Foll a voulu promouvoir le développement de l’agriculture en augmentant les aides à la conversion », explique-t-il. Sauf que depuis cette incitation économique, les agriculteurs convertis font face à un retard de paiement, le ministère n’ayant pas anticipé un nombre aussi important d’agriculteurs convertis. « Beaucoup d’entre nous n’ont pas encore touché le solde des aides de 2016 et de 2017 », dénonce Mathieu Couturier, se sentant «baratiné depuis 3 ans maintenant ». Malgré sa lassitude à propos des politiques nationales successives en matière d’agriculture, le jeune agriculteur continue de suivre de près l’action politique de sa région, en particulier celle du maire de Guéret Michel Vergnier et celle d’Eric Corréia, conseiller régional creusois. Deux acteurs locaux qui s’inscrivent dans un rapport de force avec Emmanuel Macron suite au Plan particulier pour la Creuse (PPC), négocié par le maire et validé par le chef de l’État. Des mesures qui ont pour but d’égayer le quotidien des Creusois en repeuplant le territoire.

À quelques kilomètres de là, Michel Vergnier raconte, tranquillement installé dans son fauteuil d’élu, comment il a dû convaincre le président de la République pour aboutir au plan de revitalisation de sa région. Un programme spécifique et unique en France, réunissant 17 groupes de travail unis dans le but de développer une « ruralité d’avenir ». Les thématiques sont variées : agriculture durable, culture et loisirs, ou encore nouvelles technologies liées à la santé. Amateur de sport, Michel Vergnier souhaite faire de Guéret une « ville de préparation olympique en VTT ». Une activité susceptible selon lui de redorer l’image de sa ville.« Des délégations internationales viendront s’entraîner chez nous, imaginez comment l’image de la Creuse pourrait être inversée, pour le coup ! ». Devenu l’enjeu numéro 1 des Creusois, le Plan particulier pour la Creuse découle d’une bataille loin d’être gagnée d’avance.

« Le PPC est né à Egletons en Corrèze, lorsque les élus locaux et moi-même nous sommes fait gazer par les CRS qui protégeaient le président de la République et qui a refusé de nous recevoir. » Tout remonte au 4 octobre 2017. Après le licenciement des 150 employés de l’équipementier automobile GM&S, plusieurs maires creusois déterminés décident d’interpeller directement Emmanuel Macron. L’opération tourne court. « Ce que l’on voulait, c’était que les élus soient reçus pour évoquer les problèmes suite au licenciement des employés de l’équipementier automobile », indique Michel Vergnier, à l’époque porte-parole de l’Association des maires de France. S’ensuit une grosse campagne médiatique locale puis nationale. «Quand les élus n’aiment plus l’État, ils le bloquent », poursuit le maire. La pression monte au fil des jours et le président de la République finit par inviter les responsables politiques à l’Elysée. « On exigeait trente minutes, on en a eu quarante-cinq » se félicite l’édile.

Face au président, « chacun a fait état de la situation de déprime de la Creuse. En plus de l’épisode GM&S, la suppression des emplois aidés touchait 400 postes ». Un coup dur pour un département qui souffre de désertification progressive. En guise de réponse, le chef de l’État demande aux élus de faire des propositions, même « extra-légales », pour relancer l’économie et ainsi repeupler le territoire. Une demande à priori inaudible de la bouche d’un président, mais qui prend tout son sens dans le cas de la Creuse.  Car si Macron parle à ce moment précis de proposition « extra-légale », c’est qu’il existe une solution qui pourrait même l’arranger. Le 2 février dernier, lors d’une conférence de presse consacrée au plan de développement de la Creuse à la mairie de Guéret, le conseiller régional Éric Corréia glisse à un journaliste l’idée d’une dérogation pour y expérimenter la culture du cannabis. Un projet qui pourrait selon lui satisfaire les intérêts des agriculteurs comme ceux du gouvernement car selon l’élu, outre la question de santé publique, le cannabis thérapeutique constituerait une véritable filière économique. « Au Colorado, c’est 18 000 emplois en 3 ans ! En France, un hectare de blé rapporte 300 euros. Un hectare de chanvre, c’est 2500 ».

Une solution, qui permettrait selon lui de raviver le bassin économique creusois. La proposition fait le buzz, bénéficie d’une forte médiatisation et, à la grande surprise de l’élu, est bien accueillie à Guéret. Cerise sur le gâteau, un sondage Ifop tombe peu de temps après et témoigne d’une véritable évolution de l’opinion publique sur le sujet : 8 français sur 10 seraient favorables à l’utilisation du cannabis thérapeutique. Si Eric Corréia semble être celui qui pourrait rendre ce projet possible, c’est surtout parce qu’il cumule les casquettes de président de communauté d’agglomération du Grand Guéret, de conseiller régional et… d’infirmier anesthésiste. « C’est avant tout un projet humain, destiné à venir en aide aux personnes souffrantes » explique-t-il en remontant ses grandes lunettes rondes. C’est en ayant reçu plusieurs témoignages positifs de ses patients ayant recours au cannabis thérapeutique au détriment des opiacés (morphine, codéine ndlr) que le déclic s’est produit. « Je ne comprends pas pourquoi il est toujours permis, en France et ailleurs, d’avoir des médicaments dérivés d’opium, alors que c’est une drogue extrêmement dangereuse qui provoque 150 morts par jour aux Etats-Unis. Le cannabis n’a jamais tué personne » dénonce l’élu.

La ruée vers l’herbe

437 000. C’est le nombre d’exploitations agricoles en France, selon les données produites en 2016 par le Ministère de l’Agriculture. On en comptait plus d’un million il y a trente ans. Une surprise ? Pas vraiment. Selon Agreste, le service statistique du ministère, la production agricole ne représente aujourd’hui que 3,5 % du PIB français. Du point de vue général, la tendance est clairement à la baisse. Pourtant, la Creuse compte encore 5% d’agriculteurs parmi ses habitants, contre 1 % au niveau national. Excédé par ses fins de mois difficiles, Mathieu Couturier a lui aussi décidé d’exercer une activité parallèle  à l’élevage. Son idée rejoint celle d’Éric Corréia. Autrement dit, faire de la Creuse le département pilote pour l’expérimentation de cannabis thérapeutique afin de lutter contre la morosité du département. Il dédie alors 50 hectares à la culture du chanvre industriel. Cette plante, qui ressemble au cannabis (chanvre récréatif), n’a pas les effets euphorisants de son cousin et sa culture est autorisée. « La France est le premier producteur européen. On peut tout faire avec cette plante : de l’huile, des tourteaux pour animaux, du cordage, du textile, de l’isolation », détaille l’agriculteur. Mais c’est bien pour une autre raison que Mathieu Couturier se bat aujourd’hui. « On sait que la plante a d’autres possibilités », poursuit l’agriculteur qui se voit être l’un des tout premiers producteurs légaux de cannabis à vocation thérapeutique de France.

Mathieu pense à l’avenir © Lara Bullens

« Notre enjeu est de faire venir de nouvelles populations. Macron souhaite repeupler la Creuse à partir du développement économique, c’est la création d’emploi qui va ramener des habitants », explique Éric Corréia. S’il en fait son cheval de bataille, c’est parce que le cannabis thérapeutique constitue pour lui un croisement entre son engagement d’élu au service de son territoire avec son métier. « Sanofi a racheté une boîte qui produit du cannabis thérapeutique, Pernod-Ricard s’en préoccupe également et Corona va y dépenser 4 milliards d’euros. Pourquoi ces gens s’y intéresseraient-ils ? Il ne faut pas se voiler la face ». Surtout pour une activité qui « pourrait rapporter gros ». Le maire pense notamment aux agriculteurs, qui toucheraient  une large part du gâteau . « Il y a une demande forte et des prix rémunérateurs. C’est ce que l’on recherche dans l’agriculture aujourd’hui », revendique quant à lui Mathieu Couturier. Selon les calculs d’Eric Corréia, l’autorisation de cultiver du cannabis à vocation thérapeutique dans la Creuse permettrait de créer « 400 à 500 emplois si on a la filière totale, de la production à la commercialisation donc ». Une affaire à suivre, car même si Macron étudie sérieusement le projet, la vente de cannabis, même à très faible taux de THC, reste illégale en France.

Contre les esprits sceptiques,  Mathieu Couturier croit savoir que la ruée vers l’herbe ne se limite pas à un coup de buzz. « J’ai soutenu Corréia parce que son projet est intelligent », soutient l’agriculteur en se dirigeant vers son champ de chanvre industriel. Quasiment impraticable en voiture, le chemin est semé d’embûches et la terre embuée. De quoi décourager l’insatiabilité d’un visiteur trop curieux. « Nous sommes en pleine récolte en ce moment », informe-t-il. Devant lui se dresse un immense champ de chanvre. « On va plutôt passer par là », annonce-t-il en pointant du doigt une zone de la culture où l’herbe paraît plus verte. L’agriculteur insiste, la France possède un véritable savoir-faire chanvrier, notamment en Creuse. « Pour en faire le département-pilote du chanvre thérapeutique, il faut faire évoluer la législation et pouvoir développer tout un panel de variétés contenant moins de 1% de THC (molécule psychoactive du cannabis, ndlr) », déclare-t-il.

Au départ, la ministre de la Santé Agnès Buzyn était, selon Eric Corréia, plutôt opposée à l’idée. Mais elle aurait changé d’avis, comme le montrent ses déclarations sur France Inter, le 24 mai dernier : « Il n’y a aucune raison d’exclure, sous prétexte que c’est du cannabis, une molécule qui peut être intéressante pour le traitement de certaines douleurs ». Dans la foulée, Éric Corréia entre en contact avec le cabinet de la ministre, mais également avec celui d’Édouard Philippe, qui serait favorable à l’idée. « Il ne me reste plus que le président », plaisante-t-il, convaincu que son projet va aboutir.

« Faire humanité »

Un rayon de soleil s’infiltre progressivement par les fenêtres de la grande bâtisse, laissant apparaître un immense parquet lumineux. Le bief (canal d’irrigation, ndlr) traverse l’ancien moulin en passant sous les 600 mètres carrés de la résidence d’artistes. En dirigeant la Métive, une résidence d’artistes creusoise, Aurore Claverie, s’est donné pour but à 33 ans de repeupler ce territoire à travers l’art. Une prise de position qui ne s’inscrit pas dans une simple opposition entre la ville à la campagne. Car si la directrice considère que sa région est enclavée, c’est avant tout parce qu’elle est dépourvue de lieux de rencontre. « Créer, c’est faire bouger quelque chose en rencontrant un autre point de vue », explique-t-elle. C’est après avoir vécu à Tanger pendant 7 ans qu’elle voit la rencontre comme étant le vecteur susceptible de « changer le monde ». Riche d’expériences humaines, la vidéaste de profession décide pourtant de revenir s’installer en France, désabusée des inégalités d’accès à la culture d’une partie de la population marocaine. « J’ai fait face à des personnes qui n’ont pas le droit d’aller d’un point à un autre alors que d’autres l’ont. C’est ce qu’on appelle des frontières et c’est quelque chose qui m’écœure profondément ».

Riche de cette expérience urbaine, elle déménage dans la Creuse, y voyant là une rencontre possible entre le monde rural et urbain. Comme Delphine, c’est d’abord le prix de l’immobilier qui a attiré la jeune femme de 33 ans à Moutier –d’Ahun, une commune située à vingt kilomètres de Guéret. « La campagne creusoise est la seule que je connaissais, ma mère ayant acheté une maison à Vieilleville » (nord-ouest de la Creuse, ndlr). « Le bâtit étant peu cher, je n’étais pas obligée de travailler comme une mule pendant des années pour acheter ou louer ici », explique-t-elle. Originaire du Gers et diplômée de l’École pratique des hautes études et de la Sorbonne, la vidéaste de profession a beaucoup d’objectifs créatifs et culturels, tout en désirant « garder l’ADN de la Métive ». Parmi eux, celui de créer des ponts culturels. «J’espère pouvoir créer des ponts entre Tanger et la Creuse » précise Aurore.

Mais pas de changement possible sans la convergence des secteurs qui ont été délaissés au fil du temps. « La culture ne peut pas se développer toute seule. Cela doit se faire main dans la main avec le secteur de l’économie, du tourisme. On n’est pas pertinent quand on fait les choses dans son coin. » La jeune directrice ne se sent pas abandonnée pour autant par les pouvoirs publics. « Il y a un beau répondant de la part de nos partenaires financiers, la région, la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles, ndlr), la communauté de communes et le département. Il y a des portes qui sont en train de s’ouvrir ». C’est après avoir discuté avec le département qu’elle s’aperçoit que son action surprend. « L’été dernier, la Métive était surbookée. Par des gens de la France entière. On a même quelqu’un qui est venu du Togo! », s’exclame-t-elle. Pas de doute possible pour la directrice, la culture a le pouvoir de convaincre les jeunes de rester. Et d’autres de venir. « Un étudiant venu en stage des Beaux arts de Cergy en juin s’est installé ici au bout d’une semaine. Heureux de la qualité de vie qu’il pouvait avoir ici, il a loué un studio en face de l’abbaye».

Mais à l’image de Delphine et bien d’autres jeunes de la région, rien ne semble possible sans un minimum de sacrifice. Salariée à quart de temps pour un travail à temps plein, il est parfois difficile pour elle d’improviser avec « des bouts de ficelle » et de mettre la main à la pâte. « Je parle de casser les barrières entre les artistes et le reste du monde mais c’est à nous aussi de le faire. » Une condition importante si l’on veut faire « humanité ensemble ».

Désacraliser les rapports

Ayant pour mission de créer des ponts entres différentes zones stratégiques, Aurore tente de développer des projets avec les acteurs transrégionaux de la région Nouvelle Aquitaine. « On vient de monter un partenariat avec le festival de cinéma indépendant de BordeauxFifib ».  Mais cela passe aussi par le développement de son propre département, ce qui n’est pas chose aisée. « J’ai participé aux réunions du PPC. A aucun moment on a pu travailler ensemble. J’y crois pas à cette manière de travailler» dénonce-t-elle.

Contrairement à la volonté du maire de Guéret, Aurore ne souhaite pas inciter davantage la jeunesse à s’investir. « Les jeunes je n’y crois pas plus que les gens pas jeunes. Je ne veux pas travailler uniquement avec « des publics captifs ». Je préfère le faire avec les gens qui ne sont pas dans ces structures, ce qu’on appelle public « empêché ». De quoi le sont-ils d’ailleurs ? Ce mot est atroce » fustige-t-elle.

Une danseuse à la Métive. © Lara Bullens

Recréer du lien. Recoller les morceaux entre l’art et la population. Tel est la mission de la directrice de la Métive. Une histoire de « barrière » selon elle, l’art étant encore trop sacralisé. « Je pense qu’il doit y avoir un complexe de la part de ceux qui considèrent l’art comme étant élitiste ». Une responsabilité qui serait partagée par le milieu artistique, la rupture étant la conséquence de préjugés existants dans les deux camps. « Ce n’était pas gagné d’ouvrir la Métive à des non artistes. On m’a regardé comme si j’étais un alien. Parce qu’il ne fallait pas désacraliser les temples dédiés à la création». Pour mettre fin à ces clichés, Aurore tente d’abord d’y parvenir par la ruse. Notamment par l’installation de poules dans le jardin. « ça n’a l’air de rien mais c’est complètement stratégique. Il y a un compost, les gens du village amènent leur compost à la Métive. Ces poules font des œufs, que j’apporte aux gens du village. Maintenant qu’il y a des poules, les gens s’arrêtent sur le pont et regardent la Métive ». Mais la jeune directrice garde les pieds sur terre. « Je n’ai pas la prétention d’éduquer qui que ce soit. J’aime aussi l’art avec un grand A, mais je ne veux pas sacraliser les rapports ». Après avoir déménagé plus d’une vingtaine de fois, la jeune directrice voit son avenir dans la Creuse. Un eldorado qui lui a « enfin donné envie de s’installer quelque part ».

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